LES FILS DE LA LICORNE
Par Jacques Lemieux
Les deux premiers Lemieux établis en terre d’Amérique nous ont laissé quelques mystères à éclaircir : l’un par sa mort, l’autre par sa naissance. Ainsi Pierre, qui décède entre 1661 et 1662, dans un naufrage selon la tradition familiale et l’avis de quelques historiens, ne nous a livré, bien involontairement, aucune trace de son départ pour l’au-delà. À l’opposé, Gabriel a lui, volontairement, fait obstacle toute sa vie à ce que soient élucidées les circonstances de sa naissance. À son contrat de mariage, le 11 août 1658 à Marguerite Leboeuf devant Audouart, notaire, il se donne comme le fils de Louis Lemieux et de Marie Luguan, veuve de Pierre. Il aurait donc été frère utérin, fils de cousin germain né d’une même mère.
Toutefois, un examen attentif et méticuleux mené par Madame Anne Osselin de Rouen et l’auteur de ces lignes démontre que cette affirmation ne tient pas la route. Au recensement de 1666, Gabriel se donne quarante ans et serait donc né en 1626. Dans celui de 1681, il avoue 67 ans, ce qui l’aurait fait naître en 1614. Quand il décède en 1700, on lui attribue, à son dire sans doute, l’âge de 80 ans. Dans les trois cas, ces affirmations s’avèrent inexactes, car c’est en 1629 que naît Marie, dernier enfant de Pierre et Marie Luguan. Il n’est pas né non plus en 1614 date du mariage de Pierre et Marie, ni en 1615 où naîtra Jean, ni en 1616 où naît Pierre et encore moins en 1629 quand Marie est baptisée à Rouen.Quand donc était-il vraiment né et subséquemment de qui ?
Pourquoi aussi a-t-il brouillé les pistes ?
Après quatre siècles de distance, il nous a fallu remuer documents et grimoires pour percer ce mystère et découvrir «qu’il était le fils de Thomas, frère de Pierre et d’Anne le Cornu, fille de Jehan le Cornu, un maître cartier ». Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut se reporter aux événements de l’époque et aux moeurs de la vieille cité rouennaise. La société rouennaise au XV, XVI et XVII ième siècles était assez compartimentée : on dirait de nos jours corporatiste. Cette attitude entraînait d’ailleurs une certaine étanchéité des métiers. Les Rouennais ne se mariaient qu’après avoir atteint la maturité professionnelle, vers les vingt-cinq, vingt-six ans et encore se mariait-on dans sa classe d’origine, surtout les négociants et les merciers toiliers. Seule l’impossibilité d’un établissement comparable à celui du père provoquait le départ de certains enfants. Tout au contraire on poussait les fils à profiter de la situation acquise et à n’en point sortir. Formé par son père, le fils bénéficie d’un accueil assuré dans la communauté paternelle qui lui épargne en tout ou en partie les nombreuses formalités du chef-d’œuvre. S’il veut choisir une autre voie, les difficultés s’accumulent. Il devra s’introduire dans une corporation étrangère, acquérir du savoir-faire, se situer par rapport à ses futurs clients. On note que 50% de maîtres sont fils de maîtres, mais l’autre moitié est constituée d’immigrants qui avaient acquis ailleurs l’argent et l’expérience qui leur permettaient de se glisser dans les corporations. Une autre voie, plus accessible et combien plus plaisante, est le mariage. Les trois quarts des couples rouennais comprenaient au début du XVII ième siècle au moins un membre venu de l’extérieur. Celui qui mariait la fille, unique ou pas, du négociant entrait de plein pied dans le cercle étroit des marchands et des négociants. Gilles, père de Pierre, et Louis, n’avaient pas agi autrement, l’un ne se mariant dans la plus normande et rouennaise de familles, les Ango pour Pierre, et l’autre avec la petite fille d’un membre de la magistrature, les Lemaître.
Comme on le voit, il n’est d’obstacle qu’un futé normand ne puisse contourner, agréablement même. Tout concourrait à faciliter ce procédé. On constate en effet qu’à Rouen au XVII ième siècle 40% des fiancés habitent la même rue. Il y avait donc proximité physique et professionnelle.
Pierre était devenu marchand tonnelier sous la gouverne de Jean Luguan, son beau-père. Thomas ne pouvait donc espérer suivre immédiatement la même voie. D’ailleurs, dès cette époque il avait déjà jeté son dévolu du côté des arts et désirait devenir cartier. Le jeu de cartes était un passe-temps introduit en France par les Croisés qui l’avaient rapporté d’Orient. La pratique s’en était répandue pendant la longue guerre de Cent ans. Comme les cartes étaient peintes à la main, ce métier assurait souvent gloire et fortune ainsi qu’une réputation qui passait souvent les frontières.
Ce n’est pas que vers les arts que Thomas avait jeté son dévolu, mais aussi sur Anne le Cornu, la fille d’un maître cartier, déjà célèbre, affichant marque de commerce prestigieuse et appartenant à une famille teintée de noblesse. Le dévolu professionnel était-il conséquent ou antérieur à celui qu’il portait à la jolie rouennaise ? On n’en sait rien et on ne saurait faire que de vaines suppositions, car la carte de Tendre avec ses infinies complexités déroutera toujours généalogistes et historiens. Encore fallait-il que le promis soit en état d’apporter un douaire digne, sinon égal à la dot de la promise. À moins bien sûr que des nécessités plus urgentes pour le bon renom des familles entraînent l’adhésion hâtive des parents, du genre de ce que cette dame contait à son neveu :
Té oncle avet prins un pain sue la fournée
Mais cela n’étet rien car y l’estet fianchez.¹ Or, c’est précisément ce qu’avaient fait les deux tourtereaux, Anne et Thomas. Le résultat prévisible fut la naissance de Gabriel, mais l’imprévisible fut que Thomas mourut, emporté par la peste, entre les fiançailles et le mariage.
¹ Ton oncle avait pris un pain sur la fournée
Mais cela n’était rien car il était fiancéNote de l’auteur : < Que faut-il penser de ceux qui de nos jours s’emparent de toute la fournée et même de la boulangerie avant même d’être fiancés ? >
La peste était à l’époque un phénomène récurrent. Elle avait dévasté l’Europe en 1348, en 1534, 1555, 1566 comme aussi en 1582 et 1591. Au début du XVII ième siècle elle semblait disparue. Hélas, ce fut pour revenir en force de 1619 à 1632. Rouen par ses activités portuaires vivait toujours sous la menace. Les remèdes qu’on proposait à ce fléau étaient tous plus fantaisistes les uns que les autres : fumigations, vin chaud, etc. En fait, le seul valable était la fuite. C’est celui que Pierre et Marie Luguan avaient choisi de 1617 à 1624. La fermeture de port avait sans doute entraîné une chute dans la demande de tonnellerie,
le «conteneur » de l’époque.En 1623, la maladie semblait s’être essoufflée, le nombre de décès ayant considérablement régressé. Cent quarante-quatre en octobre, cinquante-huit en août, 62 en septembre. On se crut quitte et on revint, puisque Claude sera baptisé à Rouen en 1624.
Malheureusement pour les Lemieux, il n’en fut rien. La grand-mère Isabeau (Hélisabeth) Ango fut emportée par le mal : elle avait soixante-seize ans. Puis ce fut Thomas qui, lui, n’avait que vingt-six ans. Bientôt suivi par Pierre, le 27 juin 1629. Résumons la situation. En 1629, Marie Luguan est veuve de Pierre, avec le dernier bébé Marie, né avant le décès de son père.²
² On ne sait pas si cette fille a survécu. On n’en a trouvé aucune trace par la suite.
D’autre part décède aussi son beau-frère Thomas et sa belle-mère Isabeau. Dans cette vallée de larmes apparaît alors un bébé de sang Lemieux, qui pose incontestablement des problèmes sociaux à Anne Le Cornu. La mère d’Anne est déjà décédée en 1620. Anne est donc orpheline assez jeune. À notre avis, elle avait été présentée par Thomas à sa mère Isabeau et à dû résider chez elle jusqu’au premiers signes du mal. C’était la fiancée de son fils. À moins que ce ne soit Florence, la tante Florence, de l’héritage de Pierre et Gabriel en 1654 ³ qui l’ait recueillie. Quand Marie Luguan se sera remariée à Louis, Gabriel restera à Rouen ou chez la tante Florence à Port-Audemer jusqu’à l’âge de 17ans au plus, car né en 1630 il est présent au contrat de mariage de Pierre en 1647 à Québec.³ La Tante Florence eut comme époux Robert Duval commerçant négociant de vin sans descendance, d'où l'héritage de 1654 à Pont Andemer.
Tout ce qui précède explique donc clairement l’acte du 10 avril 1630 et nous éclaire sur les entourloupettes de Gabriel aux recensements et à son décès.
Le mercredi dixième d’avril 1630 fut baptisé le fils de Anne le Cornu, en la présence de Jean le Cornu, cartier, son père, la dicte Anne ayant eu habitation charnelle souls promesse de mariage, par parolles verballes avec Thomas LeMieux, de présent décédé l’enfant nommé Gabriel par Anne le Cornu vefve de deffunt Jean le Parent, tante de la dicte Anne, mère dudict baptisé et par Guillaume Baniguot, père de la femme en seconde nopces dudict Jean le Cornu parrain.
(St-Étienne la Grande Église, BMR 116, 158-1-1588, ADSM NE 2026, 1589-1615).Maintenant ce que nous avons établi avec clarté les liens entre les Lemieux et les le Cornu, il conviendra, croyons-nous, de pousser plus avant la connaissance que nous avons de cette famille. Elle comprenait de nombreux embranchements et semble (la recherche continue) venir de Bosc Roger et descendre de Robert le Cornu, écuyer, seigneur d’Espreville, qui avait mis dans la paroisse St Vincent une fondation assez énorme : messes tous les jours à perpétuité, fondée sur un nombre important de maisons qui, malgré qu’elles changent de propriétaires, paient des rentes jusqu’à la Révolution et cela depuis le 29 mai 1475. Voilà la séquence qui se dégage pour l’instant. Les héritiers de ce Robert le Cornu et de Messire Jehan, son frère, seraient Philippe, mort sans descendance, Robin, qui n’est pas dit fils héritier, ce qui prouve absence aussi de descendants. Restent au début du XVI ième siècle Martin, Robin l`aîné, Colin le jeune. Lequel de ceux-ci fut le père de Robert père de Jehan père d’Anne, la fiancée, reste à découvrir. Nul doute que la perspicacité de Madame Anne Osselin viendra à bout de cette lacune.
Intéressante découverte aussi que celle des sceaux utilisés par la famille le Cornu depuis 1580. On en trouve inscription dans le Livre de copie des scels de 1650. (ADSM, J365, pour les années 1580, 1623, 1638, 1648). À quelques variantes près ce sceau comporte toujours les éléments suivants : dans un cadre ovale noir bordé de rouge. À l’intérieur une draperie bleue bordée d’or en forme d’écu à indentations sur laquelle se trouve une licorne blanche assis qui tient une pomme rouge entre ses pattes antérieures, 1580. Le tout est sommé d’une couronne d’or. La devise entourant l’ovale se lit : Tout venin la Licorne déjetant. Un listel en dessous donne en inscription : Pierre le Cornu. La licorne était un animal fabuleux généralement présentée avec un corps et une tête de cheval, les pattes postérieures d`un cerf, la queue d`un lion et une corne unique au milieu du front. Elle est au Moyen-âge symbole de pureté. Cette corne torsadée qui ressemble à celle du narval était dans les temps reculés supposée, si on le plongeait dans un liquide, révéler la présence de venin ou de poison, d’où la devise.
Les descendants de Gabriel peuvent donc se réclamer fièrement d’être, ce qui justifie le titre de cet article, les fils de la Licorne.